Un monde de cons

Espace détente
 

Un curé de campagne décide de se parachuter dans le week-end d’une relation amicale et citadine. La victime, célibataire endurci, est bien déterminée à passer deux jours tranquilles loin des turbulences de la vie urbaine et de ses relations féminines en écoutant des sonates d’Ysopet Ytterbium junior.
Le trublion, célibataire par vocation, est bien décidé à lui pourrir la vie en toute bonne amitié. Sans oublier la visite de quelques rapaces de la vie quotidienne. (journaliste, présentateur, député, juge, syndicaliste) Un week-end assez tranquille dans l’ensemble ; en somme !

 
   
Les protagonistes
Le lieu du délit

Préambule
(toc, toc, toc)


Le téléphone se mit à sonner.
Confortablement installé dans un fauteuil en velours acacia, Maximilien de la Tourangel ne broncha pas ; il écoutait la rapsodie Inuit d’Ysopet Ytterbium junior ; l’un des meilleurs tambourins contre alto des régions polaires ; une pointure. Les yeux mi-clos, emmitouflé dans une robe de chambre assortie à ses fauteuils et brocardée de l’emblème de ses ancêtres, Maximilien de la Tourangel était ailleurs. Le week-end venait de commencer et le grand gaillard, deux mètres zéro trois au collet, était fermement décidé à profiter de ces deux jours de tranquillité ; une parenthèse dans sa vie trépidante de voyageur de commerce n’était pas pour lui déplaire ; ce serait rapsodie Inuit non-stop, ambiance feutrée et petits plats de célibataire endurci pendant quarante huit heures.
Maximilien de la Tourangel n’était pas vraiment de filiation aristocrate ; c’était même un vulgaire roturier. Maximilien Tourange, de son vrai nom, s’était inventé au fil des années et de ses tournées de représentant en spiritueux, un passé et des ancêtres au passé glorieux. Ainsi, petit à petit, au gré de son humeur et des réactions de son auditoire, il était devenu Maximilien de la Tourangel. Chemin faisant, il avait adopté un verbiage que n’auraient pas renié ses anciens et leur avait tricoté des faits d’armes remontant de l’époque des croisades ; au fil du temps il était devenu un véritable sang bleu pur et dur, frôlant quelque fois l’intégrisme total ; les nouveaux venus au paradis sont souvent plus intolérants que les anges eux-mêmes.
Le téléphone insista.
Légèrement agacé par cette intrusion intempestive dans sa rapsodie Inuit, il enfila ses pantoufles assorties à sa robe de chambre, souleva ses deux mètres d’envergure tout en saisissant un parapluie posé sur le rebord du fauteuil et l’accrocha dignement sur son avant bras gauche avant de se diriger vers le téléphone ; même quand il était seul, le prince des lieux aimait se donner en spectacle ; d’ailleurs, disséminés un peu partout sur les murs, de grands miroirs réfléchissaient en permanence une image de lui-même qui se voulait grandiose.
—     Maximilien de la Tourangel vous écoute ! claironna–t-il dans l’instrument à distiller l’agacerie.
« Coucou ! fit une voix féminine au bout de la ligne. C’est moi, mon petit xylophage doré. »
Le sang du grand gaillard ne fit qu’un tour ; Maximilien lâcha le combiné pour foncer vers un extraordinaire magnétophone posé sur l’étagère d’une phénoménale bibliothèque en véritable aggloméré de contrebande et mit en route l’engin avant de revenir ventre à terre vers le combiné téléphonique.
—     Ah très chère amie, claironna-t-il avant de reprendre son souffle, quel plaisir de vous avoir enfin au téléphone…
Venant du magnéto un bruit de machine à écrire se répandit dans la pièce obligeant le grand gaillard à hausser légèrement le ton.
—     …Ces dix minutes passées loin de votre tendre et mélodieuse voix avaient créé dans l’espace aérien qui me tient lieu d’exil comme un vide intérieur difficile à combler. Il y a des jours où j’ai l’impression que l’on vous a greffé un téléphone portable, chère amie !
«      C’est vrai mon xylophage doré ? Je te manque à ce point ? Et si nous passions le week-end ensemble ? »
—     Ah très chère amie ! s’exclama Maximilien en ouvrant son parapluie au-dessus de sa tête pour se couvrir à la façon d’un bon parlementaire. Hélas, trois fois hélas ! Je ne pourrais malheureusement passer ces deux jours bénis près de votre merveilleuse personne. Las, ma belle couverture de calendrier ! Comme vous pouvez le constater…
Tournant le téléphone vers les haut-parleurs qui continuaient à débiter le bruit infernal d’une machine mitraillant le papier à écrire il continua :
—    …Je suis submergé de travail et dois rayer d’une manière définitive ce délicieux moment auquel ma noble personne aspirait depuis des lustres. C’est un déchirement de ne pas vous avoir dans mes bras, chère amie, un déchirement !
«      Comment cela se fusse-t-il, mon xylophage doré ? » s’étonna la voix du téléphone.
—     Las, ma belle lumière nimbée de quelque chose. Une commande de dernière extrémité faite par le célèbre anthropologue Daniel Zutique. Il me demande un rapport détaillé sur les us et coutumes des gentils clarinettistes de la ponction publique qui arpentent, quel que soit le temps, les pavés de nos belles cités. Il apparaîtrait qu’à chaque pérégrination, leurs appointements grimpatouillent d’un cran à l’image de mes impôts que j’ai de plus en plus de mal à boucler. Ce cher Daniel est très surpris de toutes ces manifestations pour quelques malheureux petits sous alors qu’il ne voit jamais personne défiler quand quelqu’un se fait découper en rondelles ou même brûlé vif dans un local à poubelles. La banalisation du crime de sang devient impressionnante. Je vais donc m’atteler à la tâche pour le rassurer. Tout un programme, chère amie, qui hélas va me bloquer le week-end dans mon appartement alors que j’aspirais, vous n’en doutez pas un seul instant, à le passer près de vous.
 «    C’est dommage mon xylophage doré, je me faisais une telle joie à l’idée d’un tête à tête avec toi. Tant pis, ce sera pour la semaine prochaine. »
—    Cela ne fait aucun doute, chère amie, il faudra bien en arriver un jour ou l’autre à cette extrémité. Je m’accroche, chère amie, je m’accroche.
« Très bien, mon xylophage doré. Je serai patiente, mais tu me manques de plus en plus. Je ne sais pas si je tiendrai encore longtemps loin de tes bras z’envoûtants. »
—    Hélas gentille rencontre par inadvertance, il le faut, c’est pour la France. Ce rapport intéresse vivement la Haute Incompétence qui n’a jamais su gérer les problèmes de qui que ce soit. Elle aimerait démontrer que la violence quotidienne, le montant pharaonique des loyers, les petits cons de quartiers, les assassins relâchés, les voitures brûlées ne sont que purs fantasmes journalistiques pour faire vendre les journaux.  D’ailleurs ce sera un rapport de plus à classer consciencieusement dans les oubliettes de nos grands incompétents. Plus les institutions se modernisent plus elles donnent l’impression d’avancer à grands pas vers la préhistoire. Qu’en pensez-vous, chère circonstance préliminaire ?
« Mais c’est très clair, mon xylophage doré, très très clair. Ces gens qui jouent au scrabble avec le quotidien des autres m’ont toujours époustouflée. As-tu vu passé le facteur ? »
—    A l’instant, chère amie. Il vient de traverser le quartier avec sa propre banderole de revendication. Il demande ce que les autres ne veulent pas et exige ce que tout le monde possède déjà. Le malheureux aura était lâché par le gros du peloton.
« Bon alors je te quitte. Je vais récupérer ma lettre pour te l’apporter moi-même. Je te fais mille bisouteries, mon petit xylophage doré ! »
—     De même, très chère et tendre rencontre inopportune, de même !
Maximilien raccrocha le téléphone avec soulagement ; son week-end avait failli tourner en eau de boudin. Adrienne de la Traversière était une rencontre de clubs pour têtes vides. Les deux tourtereaux s’étaient juré fidélité dans une soirée très arrosée ; entre temps, Maximilien avait oublié ; pas Adrienne. Ayant décidé de se marier pour faire comme ses copines, la tourterelle le relançait régulièrement. Ce qui n’était pas du tout du goût de Maximilien se trouvant encore trop jeune pour se mettre la corde au cou. Le bougre ayant à peine la quarantaine prononcée était bien décidé à retarder le plus tard possible les bienfaits de la vie de couple ; dixit les autres. D’ailleurs il n’avait jamais compris tous ces hommes mariés ayant moult maîtresses alors que leur propre femme leur prenait déjà les trois quarts de leur oxygène ; le masochisme n’avait pas toujours que du bon.
Maximilien coupa le magnéto puis se dirigea vers un grand miroir qui ornait l’un des murs de l’entrée du salon. Il réajusta son nœud papillon, tira sur l’un des plis de sa robe de chambre, fit quelques moulinets avec son parapluie puis, avec un sourire rayonnant à son adresse, prit une large bouffée d’air.
—     Enfin, le calme, se soupira-t-il. Je sens que ce week-end va être formidable.
Il posa son parapluie dans un récipient prévu à cet effet et se dirigea vers un buffet de type uxorilocal à variante en coin. Après avoir placé devant lui du sucre en poudre, un pèse lettres et une bouteille de vin millésimé, Maximilien de la Tourangel se mit en devoir de se préparer sa boisson favorite, la turlutte pompadour.
Cinq grammes de rien, en poudre si possible, deux millilitres d’autre chose, un peu de sucre mais pas trop, un doigt d’interdit ; le tout dans un grand verre de vin, cru ancien.
Un must pour célibataire patenté.
Maximilien allait tremper ses lèvres dans son breuvage favori quand la sonnerie de la porte d’entrée se mit à jouer la charge de la cavalerie légère.
—    Allons bon ! s’étonna le grand gaillard. Quel est l’intrus qui ose troubler ce début de week-end ?
Reposant son verre, il se dirigea vers la porte d’entrée en saisissant au passage son parapluie qu’il accrocha à son avant bras gauche ; visiblement agacé, Maximilien de la Tourangel ouvrit la porte avec brusquerie. Il s’apprêtait à verbaliser vertement l’odieux dérangeur mais il resta bouche bée. Un curé en soutane se tenait sur le palier, accompagné en retrait d’un chauffeur de taxi et d’une trentaine de valises.
—     Ne me remercie pas, mon fils, fit le curé avec jovialité, je me suis enfin décidé à accepter l’invitation que tu ne m’as pas envoyée.